Le vieux musicien s'en va, sa musique reste
Un félin qui capte la lumière : incarnation de l'art poétique ?
Il y a deux ans, l'étoile Jean Ferrat s'en allait rejoindre l'étoile Hölderlin et l'étoile Verlaine...
Jean Ferrat n’était pas exactement un chanteur à la mode dans les cours de récréation de l’école Primaire en 1986, une année qui restera marquée pour moi par les couleurs rouges et grises de la pochette d’un 33 tours, celles de l’album Je ne suis qu’un cri. Le disque traînait à la maison au-dessus de la collection complète de l’artiste et -ô joie !-, figurait aussi parmi les vinyles de ma nourrice. Une aubaine qui, à l’âge de neuf ans, me permit de connaître par cœur toutes les chansons de l’album... et qui offrit à ma nourrice de paisibles moments, où il lui suffisait de me caler sur le canapé avec du Jean Ferrat pour ne plus m’entendre de la matinée. Sans doute n’en ai-je pas d’emblée compris toutes les subtilités, quoique mon père se chargeât de m’expliquer les paroles, chanson par chanson, avec une patience qui n’avait d’égale que sa passion pour l’œuvre de Ferrat, mais je sentais profondément ce que les textes contenaient de colère et d’espoir. Ainsi la chanson Les cerisiers résonnait si puissamment qu’elle en est devenue mon hymne secrète, celle que l’on se fredonne en silence pour se raconter que tout ira mieux demain. Etrange, à un si jeune âge, de s’approprier ainsi une chanson qui commence par "J’ai souvent pensé c’est loin la vieillesse" ? Ou bien Ferrat ne serait-il pas seulement le chanteur d'une génération, comme les multiples interviews de papys nostalgiques tendaient à le faire croire ?
Un de mes plus grands regrets, en apprenant la disparition de Jean Ferrat, c’est de songer qu’il n’est finalement jamais venu, ce temps des cerises, et que le vieux musicien a dû "boucler ses valises" et s’en est allé avant le printemps, emportant avec lui "son rêve modeste et fou".
Une autre de ses chansons disait ceci :
Si je meurs un beau soir d’hiver
On dira que c’est d’un cancer
Il peut se trouver des experts
Qui décrèteront au contraire
Que c’était la tuberculose
C’est pourquoi je prends les devants
Pour affirmer dès maintenant
Croyez pas ces vieux imbéciles !
J’avais une santé de fer
Je n’avais qu’un petit travers
J’avais le cœur un peu fragile…
Le cœur fragile, indispensable instrument à composer et à créer, somptueuse infirmité !
Celui qui chante se torture, écrivait Aragon dans "Les poètes". C’est probablement ce qu’aura cruellement ressenti Isabelle Aubret en montant sur scène, le cœur en berne. J’aurais volontiers gommé tout le flot d’hommages absurdes et convenus pour ne retenir que son sourire à elle. Parce qu’elle a eu le bon sens et la dignité d’offrir un sourire, de ces sourires qui tremblent un peu, et d’évoquer la vie, non la mort, la présence, non le manque. Sans doute, comme Hugo, a-t-elle su observer –maigre consolation– que "le nom grandit quand l’homme tombe".
Cet article en hommage à Ferrat est également dédié à mon père, ce révolté. With love.